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La vie des autres, l’autre vie

Retrouvez le troisième blog de voyage de Stephan Weitzel !

La muséification du vivant a pour conséquence, presque toujours, de soustraire l’objet exposé, ou l’artefact, à sa vitalité première. Ou alors à son habitat naturel, comme dans le cas de plantes ou d’animaux présentés aux regards, que ce soit dans des zoos ou empaillés dans quelque muséum. De plus, il existe le risque de suggérer l’idylle là où dans l’état d’avant la mise sous cloche, elle n’était pas au rendez-vous. S’il en est un lieu qui semble, au premier abord, ne pas courir ce risque, c’est bien le musée du Logement Ouvrier, dans le quartier d’Amurin à Tampere.

La ville, située à 160 km au nord de la capitale finlandaise, est d’une taille comparable, en terme d’habitants, à celle de Lille ou de Bordeaux. Elle s’enorgueilli d’un passé industriel d’envergure, ayant été le premier centre de production du pays durant une longue période, notamment dans le secteur du textile, de la fabrication de machines comme des locomotives, et de l’alimentaire. En vertu de ce statut, on qualifiait Tampere de « Manchester du Nord ».

 

Le plan de réaménagement du quartier de 1965 a décidé de la destruction des constructions en bois à un seul étage, au profit de barres préfabriquées avec parkings au pied de la porte. Les habitants historiques du quartier se sont, faute de moyens pour s’offrir ce nouveau confort, repliés sur des banlieues plus lointaines. Des liens sociaux hérités, il ne leur restait plus que le souvenir et le regret.

Le musée comporte cinq grands bâtiments d’habitation, seuls rescapés de ce plan, et des annexes, tel un sauna aménagé d’après des modèles historiques, une épicerie, une mercerie et une papeterie, ainsi que l’ancienne boulangerie du pâté de maisons. Ces logements en bois pour les ouvriers de la ville, alors en pleine expansion, avaient été érigés à partir des années 1860. Un vaste quartier, en fait un faubourg entier, était ainsi né, à proximité surtout des usines Finlayson – une filanderie de coton – dont la majorité de l’effectif vivait dans cette nouvelle partie de la ville qui allait être connue sous le nom d’Amurin. Le nom aurait été donné par les habitants de Tampere eux-mêmes à ce lotissement immense qui s’est développé à grande vitesse du côté ouest des rapides de Tammerkoski, seul espace disponible pour s’étendre sur d’anciennes terres agricoles. En même temps que toujours plus de main-d’œuvre était requise par l’industrie tamperoise, un certain nombre d’émigrants finlandais était parti s’installer au fin fond de la Russie, dans la région sibérienne connue comme oblast de l’Amour. Appeler le nouveau quartier de Tampere par ce même nom désignait donc un endroit très excentré du centre-ville, le quartier se trouvant en quelque sorte, dans l’esprit des habitants, à Pétaouchnok…

 

Les logements reconstitués dans les bâtiments d’origine couvrent une période de presque cent ans et documentent ainsi l’évolution de l’habitat ouvrier du début des années 1880 jusqu’en 1973, date du plus récent de ces appartements qui n’est pas une reconstruction. Il a été laissé tel quel à la mort de sa dernière occupante, et, à l’ouverture du musée deux ans plus tard, le public a dû pouvoir témoigner du début de muséification de son propre présent…

Ces lieux de vie ont successivement été marqués par l’arrivée du confort sous forme d’appareils ménagers et de meubles novateurs tels des lits pliables. Difficile d’apprécier ces révolutions ménagères de nos jours, alors que nous nous sommes accoutumés, jusqu’aux plus humbles ménages, à un niveau d’équipement standard qui serait passé il n’y a pas si longtemps encore, et qui passe toujours dans de nombreuses contrées du monde, pour un signe de richesse. On se rend compte à parcourir les salles du musée que la massification de produits de consommation vendus à ceux qui les ont fabriqués et qui, pour les acheter, ont dû investir une part croissante du revenu défrayant précisément leur besogne, les a libérés d’insalubres conditions de vie, eux qui n’avaient que leur force de travail à donner – et leurs enfants, d’où l’étymologie du terme prolétaire – ; mais aussi que ce processus les a enfermés au même instant dans de nouvelles dépendances.

 

Au cœur de chaque bâtisse : la cuisine traversante, desservant plusieurs logements de chaque côté de cet espace partagé. Certaines de ces cuisines disposaient d’un chaudron pour le lavage du linge. Toutes possédaient un grand fourneau central dont une partie exclusive – un coin du foyer, certaines plaques – était allouée à chaque famille. Ce qui est étonnant, c’est d’apprendre que certains des occupants étaient propriétaires de leur logement, constitué, pour les plus grands, de deux à trois pièces. Ceci permettant aux familles de sous-louer une de ces pièces afin de générer un revenu. Mais il ne faut certainement pas s’imaginer cet accès à la propriété comme un moyen d’ascension sociale ou d’émancipation. On peut supposer qu’il ne pouvait être question de plus-value et de revente à profit. Il devait s’agir plutôt, au jour le jour, d’assurer la survie dans des conditions qui n’ouvraient guère d’opportunités pour en sortir.

Tous ces appartements sont présentés comme des lieux que nous sommes invités à imaginer occupés par des habitants fictifs dont les portraits écrits sont esquissés à chaque porte d’entrée. Ainsi, nous lisons, à titre d’exemple, qu’une famille en 1882 se composait du père Arvid, 35 ans et porteur de bois dans une scierie, de la mère Tilda, du même âge et sans profession indiquée, et des quatre enfants, de six mois à treize ans. La fille Emma, à l’âge de 10 ans, travaille, avec sa famille, à la confection de boîtes d’allumettes, tandis que son frère Vainö, de trois ans son aîné, nettoie les couloirs des usines Finlayson… Dans une autre maisonnée, les membres, en 1911, sont tous de jeunes hommes entre 17 et 22 ans : les frères Kustaa et Kalle, l’un ouvrier dans une usine de chaussures, l’autre manœuvre, puis deux jeunes, Eelis et Mauno, originaires du même village que les frères, qui ont trouvé du travail comme cheminot et ouvrier du textile. Des vies dont nous ne pouvons qu’imaginer le tracé, les joies et les peines. Vivre les uns sur les autres, après de dures journées de labeur de dix, douze heures au moins, a dû être source de plus d’un conflit, avec pour principale cause le manque de place. En même temps, quand les peines sont partagées, les joies et la solidarité le sont aussi, dans tous les cas bien plus que quand les foyers sont atomisés et que chacun vit seul.

Ce n’est qu’à partir de 1920 que les premières maisons sont équipées de toilettes à l’intérieur. Auparavant, les habitants se partageaient des latrines à l’extérieur, dans la cour, dans des réduits où les places assises pour faire ses besoins s’alignaient comme au temps des Romains. Le problème de l’insalubrité et des rats est évoqué. L’accès à l’hygiène pour un nombre croissant d’habitants a sans aucun doute représenté, dans tout le continent et ailleurs, le plus grand pas civilisateur concomitant du développement du capitalisme industriel et postindustriel.

 

C’est à Tampere que la Guerre civile de 1918 a connu l’une de ses plus importantes batailles. Survenue après l’indépendance de 1917, quand le grand-duché russe de Finlande a saisi l’opportunité de l’affaiblissement de l’empire par la Révolution pour faire sécession et se proclamer république, de vieux antagonismes sournois éclatent au grand jour. La ville industrielle étant socialement scindée en les deux blocs du capitalisme, la force de travail d’un côté et le capital de l’autre, Tampere s’est vue devenir le théâtre de la confrontation sanglante des Blancs – conservateurs, plutôt des campagnes du centre et du nord, représentant aussi les riches bourgeois – soutenus par l’Allemagne impériale, et les Rouges – sociodémocrates à l’origine, défenseurs des ouvriers urbains et ruraux, notamment du sud, dont nombre de communistes, inspirés et encouragés par les évènements en Russie. Opposant quelque 30 000 soldats des deux côtés, presque à égalité, la bataille de Tampere fait entre 2 000 et 2 500 morts, et presque tous les survivants des Rouges, perdants, sont faits prisonniers.

La volonté commune de trouver des compromis et de faire la paix à l’intérieur du pays, après le conflit, et de vivre ensemble la joie de l’indépendance, serait l’un des piliers de l’État moderne de la Finlande.

 

Pour ce qui est du musée, l’esthétisation des lieux semble presque inévitable. Comment montrer ces logements dont la difficulté et la dureté au quotidien se traduisaient par le bruit et les odeurs, par le froid et l’exiguïté de l’espace ? Ce qu’il nous reste, c’est notre pouvoir d’imagination, et ce sont des habitations abandonnées et des objets exposés, objets dont l’usage a laissé des traces. Mais sans la présence humaine, ils sont, qu’on le veuille ou non, la proie d’une mise en scène par celles et ceux en charge, aujourd’hui, de donner à voir. Tout comme moi-même qui écris sur ces lieux et qui prends des photos mettant en relief cette esthétique ajoutée, les commissaires d’exposition et les muséologues de nos jours n’ont certainement pas, en majorité, connus eux-mêmes la condition ouvrière. C’est une connaissance discursive que nous possédons, ou qui nous possède.

N’empêche, cet autre regard, conscient ou non, que le musée propose aussi permet que l’on puisse se rendre compte de la beauté à portée de la main – à portée de vue : un rayon de soleil effleurant les vêtements ôtés, jetés sur le lit ; la structure des soies d’un balai posé contre un mur en chaux ; l’inventivité populaire de se servir de papier journal pour tapisser – et isoler – une chambre. Reste à se demander, éternel dilemme, ce qu’il est possible de percevoir, sous un angle contemplatif, quand le corps est éreinté par le travail, l’esprit asservi.

Un constat semble néanmoins s’imposer : si tout le quartier d’Amurin avait été préservé, si les maisons en bois existaient toujours en grand nombre, ces rues rectilignes seraient depuis longtemps l’aubaine de nombreux happy few  ; le capital se serait approprié aussi cet héritage de l’histoire ouvrière pour en faire des résidences de standing, avec ce surplus de frisson à monnayer comme

« authenticité ». C’est le musée qui préserve le lieu et son histoire de ce kitsch.

© Stephan Weitzel, 2022